vendredi 18 mai 2012

Idées et valeurs d'une guerre froide échiquéenne

A l'heure d'une nouvelle nulle indigeste de la part des protagonistes du championnat du monde se tenant à Moscou, il faut porter une réflexion sur les deux principales écoles de pensée animant actuellement la volonté des tous meilleurs pratiquants du jeu. Une telle idée m'est venue de la simultanéité entre le match opposant Anand à Gelfand et le championnat des Etats-Unis, les éléments de réponse apportés par Ben Finegold et Jennifer Shahade lorsque cette question leur fut posée ne m'ayant que partiellement satisfaits.

Commençons par détailler la ronde d'hier outre-Atlantique : le premier choc vint de la défaite cinglante infligée par Gata Kamsky à Yasser Seirawan dans une Caro-Kahn 3-Cc3 avec roques opposés. Le co-favori de l'épreuve pulvérisa par une préparation maison le malheureux vétéran, sacrifiant sans ciller un fou en h6, pour capturer la dame adverse, le mat suivant s'il n'en avait été ainsi. Quelques coups précis permirent à Kamsky de signer une victoire express, laquelle, aux dires de son adversaire, n'aurait pas dû survenir, étant rentré dans une variante qu'il savait perdante, mais s'en rappelant trop tard. La pression était donc sur Nakamura, lequel ne sut prendre l'avantage face à Lenderman, malgré un acharnement héroïque d'une centaine de coups, il échoua sur une défense parfaite ou presque de son adversaire, malgré un égarement réciproque à l'orée du crépuscule. Lenderman aura donc bel et bien joué un rôle dans la course au titre, aujourd'hui signant l'affrontement entre les 2 monstres du tournoi, les noirs au poursuivant. Malgré ce désavantage, je mets une pièce sur le Samouraï.

Et donc, il est temps d'analyser cette situation voyant de magnifiques parties se dérouler à Saint-Louis, pour une seule décente à Moscou. Alors, guerre idéologique entre Orient et Occident ?

Avant d'élargir ce point de vue, admettons les différences notables de déroulement de ces 2 championnats :
Un tournoi fermé contre un match, le second, recouvrant davantage d'enjeu, peut crisper les belligérants. A cet argument, j'oppose les combats homériques ayant opposé Anand à Kramnik et Topalov. L'on ne peut guère affirmer que le spectacle n'ait pas été au rendez-vous. La faiblesse relative de Gelfand est donc sans doute en cause, ajoutée à la démarche conservative de l'indien. A noter que ce dernier n'est plus le souverain des grands tournois comme il le fut à une période encore récente. La pré-retraite du champion doit être considérée, jamais un championnat du monde n'ayant vu s'affronter deux quadragénaires depuis Botvinnik-Smyslov.

Admettons. Pourtant Kamsky n'est certainement pas un second couteau, approximativement du même âge qu'Anand, il ose et crée, sans risquer grand chose pour autant. Ce n'est pas un degré de maîtrise supérieur qui est à l'oeuvre, assurément. Alors quoi ?

Historiquement, les grands champions soviétiques, hommes du système n'étaient pas de purs attaquants, mais construisaient patiemment leurs victoires, témoin la fameuse phrase de Botvinnik, après avoir "remporté" deux fois le titre par un score de 12-12 : "Je suis le meilleur parmi mes égaux". Ou quand le respect mène à une prudence excessive. Il le paiera contre Tal, avant de corriger l'insolent.

Botvinnik, Smyslov, Karpov appartiennent clairement à ce style que je nommerais, sans aucun jugement de valeur, prolétarien, ne sous-entendant aucune noblesse supérieure de l'adversaire, mais une prise de risque, une transcendance, que je ne peux reconnaître, admirant malgré tout ces grands joueurs. De Tal à Topalov en passant par Spassky et Korchnoï et le plus grand d'entre eux, Kasparov, les dissidents ont proposé autre chose, une autre approche, plus "capitaliste", l'amour du résultat, le goût du risque, que les puristes tels que Botvinnik (encore lui !) a comparé à des joueurs de poker, au sens aléatoire du terme. La lutte était donc interne à l'URSS en premier lieu. Ajoutons Fischer, le fer de lance occidental, et la voici internationalisée.

L'instinct de conservation provoquée par le mode de vie soviétique a certainement incité à une telle mentalité de réussite raisonnable, de "contrôle total". Pourtant, lorsque le mirage URSS s'évapora, il demeura des adeptes d'une telle pensée, mais diluée dans un orgueil hérité de l'Occident vainqueur. Le contrôle total devint "style universel" propagé par Kramnik et Svidler, et repris à leur compte par Leko au début de sa carrière notamment, Grischuk et donc Anand lorsque le poids des ans fit s'affaisser sa grandeur. Le public amateur, prompt à s'enthousiasmer pour le spectacle qu'il nomme dès lors le Vrai (Vrai Football pour le FC Barcelone face à l'Inter de Mourinho par exemple), a préféré l'autre race de champions, nés des chercheurs d'or et autres entrepreneurs, individualistes, canalisant dans leur fierté la faculté à tout tenter, encore et encore, progressant de leurs écueils. Ainsi aujourd'hui avons-nous Ivanchuk, Morozevich (pourtant tous deux ex-soviétiques, le premier, ukrainien, étant "dissident", le second aussi jeune que Kramnik mais ayant suivi un autre chemin, à l'inverse des Jakovenko, Nepomniatchi, Alekseev...), Carlsen, Nakamura, et Aronian à une moindre mesure, ainsi que Mamedyarov, Radjabov et Gashimov. Certains facteurs, à mes yeux, ont transformé la prudence en attentisme chez les "prolétariens".

La mort des ajournements, l'accroissement de la vitesse de jeu, les préparations assistées par ordinateur ont incité nombre de ceux-là à solidifier encore leur répertoire, s'assurant contre d'éventuelles mauvaises surprises, telles que celles réservées par Topalov et son artificier en chef Cheparinov. Il est à observer que la tendance lors d'oppositions de styles évidentes est aux "capitalistes", Carlsen et Karjakin en tête (le second étant un cas bien précis, sa garantie de solidité étant traduite par les lignes de son ordinateur et sa prodigieuse vitesse de calcul). Ces facteurs ont brisé l'équilibre fragile permettant aux deux classes de survivre. L'une, idéologiquement, l'a emporté, et devrait balayer pour l'heure les plus scientifiques d'entre ces grands talents (car le talent n'est pas moindre, même si moins perceptible, pour un joueur moins entreprenant  , la comparaison ne peut s'opérer tant la différence d'être est importante).

Avant de nous enthousiasmer de la mort de ces idoles de construction raisonnée, réfléchissons aux conséquences à venir : l'agressivité aux échecs était-elle l'unique critère acceptable ? Ne peut-on apprécier ces bâtisseurs calmes et puissants tels que Kamsky (hors hier) ou Kramnik, lorsqu'il entend tenter de gagner ? Est-ce le style ou la volonté qu'il faut condamner ? Prenons garde, car de telles considérations ont provoqué cette aberration qu'est l'interdiction de proposer nulle, provoquant des mascarades bien plus répréhensibles que la "maladie" originelle. Celui qui exige du spectacle de joueurs professionnels d'échecs n'a qu'à aller au cirque, car à forcer la nature de la raison, on obtient des clowneries bien tristes...

Ce post n'est certainement pas exhaustif, tant les interprétations et réflexions relatives au débat primaire "tacticiens contre stratèges" sont nombreuses. Que les rares hommes (ou femmes) assez courageux pour lire l'entier contenu de celle présente ici ait l'amabilité de me faire part des leurs ! :)

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